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La Jégado, l'empoisonneuse vue par Kéraval et Monnerais

Je vous propose ici une interview à 4 mains ! Celles, professionnelles, d'Hervé BEILVAIRE (1), et celles (les miennes), très amateures, d'une guide conférencière. Avec les réponses directes et passionnantes d'Olivier KERAVAL et de Luc MONNERAIS. Ce qui fait, soyons honnêtes (!) 8 mains.

On commence par Olivier. C'est parti !

Hervé : Olivier, Pourrait-on résumer ta carrière avec le mot HISTOIRE ? Que ce soit l'histoire de France ou les histoires que tu aimes raconter ? 

Olivier : Oui, effectivement, je travaille beaucoup sur une matière historique. J'y trouve souvent une matière forte, parfois de proximité comme Rennes, où j'ai plusieurs de mes sujets, ou la Bretagne... Et j'y mélange une histoire intime.  L’idée, c’est de toujours avoir une partie fictionnelle et une partie historique. Cette dernière étant très cadrée. J’essaie au maximum de respecter les grandes dates et de ne pas faire n’importe quoi avec l’histoire. Mais oui, ça peut résumer mon travail.

Hervé : Comment cette passion t'est-elle venue ? 

Olivier : C'est une bonne question. J'ai fait une faculté d'histoire, mais pourquoi ? Je ne sais pas. J'ai toujours été un grand lecteur de récits historiques, d'aventures, même très jeune. Mes auteurs étaient Alexandre Dumas, Victor Hugo, etc, les grands classiques français qui ont joué avec l'histoire. Je suis toujours plongé dans des livres d'histoire et des récits d'histoire, plus que des fictions ; ça a toujours été en moi : j'ai toujours aimé ça ! 

Place du Calvaire ...

Hervé : Olivier, pourquoi m'avoir donné rendez-vous place du Calvaire, à Rennes ?

Olivier : Historiquement, la place du Calvaire est une place centrale dans Rennes et il y a un lien fort avec mon travail, que ce soit dans le scénario de bande dessinée ou dernièrement l'histoire sonore consacrée à l'incendie de 1720.

Et j'y ai passé une partie de ma jeunesse. J'étais en primaire à l'école Saint-Yves. Il y a une pharmacie sur cette place, que mon père a tenue pendant des années. C'est donc une place que je connais bien, que j'aime ; elle est très belle et transpire le centre historique.

AI : la place du Calvaire est située sur une des limites du fameux incendie de 1720. Sa forme carrée semble montrer que c'est une place récente mais elle a été beaucoup modifiée et remonte bel et bien très loin dans le temps.


AI : Combien de temps a pris la réalisation de la bande dessinée sur la Jégado ? 

Olivier : Environ 1 an et demi au total, avec un temps de recherches très important. 

AI : En effet, par rapport à d'autres BD ayant surfé sur le thème de la Jégado (dont le dernier, à mon avis, a surtout profité de la notoriété de l'empoisonneuse pour sortir une BD qui n'a pas grand-chose à voir avec l'histoire réelle), on voit bien qu'il y a eu un vrai travail de recherches (archives, etc). 

Hervé : Tu es écrivain mais aussi scénariste. Comment se retrouve-t-on scénariste ? 

Olivier : Je m'y suis retrouvé par opportunité, tout simplement ! En 2011, je venais de terminer un polar et Luc MONNERAIS m'a contacté. Il a aimé mon livre et m'a proposé d'écrire une intrigue sur Rennes en bande dessinée. C'était les prémices des éditions SIXTO. Je n'avais jamais touché au scénario. Je n'étais pas non plus un grand consommateur de BD mais j'étais curieux d'essayer. Je m'y suis mis et ça a donné Danse Macabre et j'ai aimé. Je trouve que la bande dessinée est un super vecteur pour toucher un public très large, de 7 à 77 ans, et bien plus ... Je continue. J'ai la maison d'éditions LOCUS SOLUS qui aime mon travail et j'ai des projets à venir avec eux. 

... Le prochain sera dans un format un peu différent car ce sera un roman graphique. Il y aura plus de texte ; on sera plus proche d'un carnet graphique. J'explore une nouvelle piste ....

Hervé : Es-tu devenu un lecteur de bande dessinée ?

Olivier : Oui, j'en lis régulièrement. C'est vrai qu'en France, il y a de très bonnes bandes dessinées qui sortent. Je lis plutôt des romans graphiques. Ce sont des choses assez lourdes, assez longues, qui prennent le temps (de raconter l'histoire). Le 52 pages (format franco-belge) est assez frustrant et j'aime bien les choses denses. Maus (2) est pour moi quelque chose d'exceptionnel qui raconte merveilleusement bien la Shoah, avec une vraie densité historique. Dernièrement, j'ai aimé Moi, ce que j'aime, c'est les monstres (3). Je suis très admiratif des gens qui font ça et j'aimerais bien le faire un jour. C'est souvent une question de temps, la création, mais je suis très attiré par ce format-là, qui demande un travail fou.

AI : Olivier, si tu croisais la Jégado au tribunal, tu lui dirais quoi ? 

Olivier : Je lui demanderai "Pourquoi ?". Parce que c'est une question non résolue à ce jour. Je suis convaincu qu'elle était folle, même si les aliénistes de l'époque l'ont jugée saine d'esprit ! 

Hervé : Pourquoi travailler souvent avec Luc MONNERAIS ? 

Olivier : Luc et moi, on se suit mais je lui ai fait une infidélité : je suis parti travailler avec Leyho (Un amour de guerre aux éditions LOCUS SOLUS ndlr). Luc était occupé et ça ne lui correspondait pas. J'aime bien son travail, en noir et blanc, avec beaucoup d'architectures, mais il faut aussi des projets qui lui correspondent. 

Le prochain projet se fera avec Luc ; ça parlera d'un personnage historique, né à Rennes, lui aussi, dont l'histoire est méconnue et pourtant extraordinaire. Je n'en dis pas plus, c'est un peu tôt ....

 

 


Hervé : Ta dernière création se nomme GOLIWOK PROD. Comment est venue l'idée ?

Olivier : A la suite d'un Master en stratégie digitale, dont le mémoire portait sur le podcast, j'ai eu envie de poursuivre l'aventure et j'ai créé GOLIWOK PROD, qui est une agence de production d'histoires sonores et de podcasts. Nous sommes encore dans le récit, dans l'histoire, mais spécialisés dans le patrimoine, la culture et probablement l'environnement aussi, qui est une donnée essentielle du moment. J'en suis au début de l'aventure et j'ai quelques beaux projets sur 2021-2022.

Hervé : Au sein de GOLIWOK PROD, tu as un dogme "du contenu de qualité". Pourrais-tu développer ?

Olivier : Je trouve qu'en terme de contenu, il y a beaucoup de copier-coller. Des choses qu'on voit passer mille fois sous une forme différente ou quasiment identique. J'ai à coeur de traiter les sujets de manière originale. Pour les 300 ans de l'incendie de 1720, on a créé un genre de conte sonore. C'est à la fois différent, très original, un peu théâtral. On travaille avec un studio, une production, des comédiens. J'essaie aussi de travailler en local.

AI : La série de podcast sur l'incendie de 1720 a été commise avec la complicité de l'excellent Antoine GOURITIN (un camarade de fac !) et du non moins excellent Gauthier AUBERT (mon enseignant en histoire préféré quand j'étais à la fac entre 2010 et 2015).

Tous ces individus, Olivier y compris, bien sûr, ont la caractéristique d'avoir de grandes connaissances et beaucoup d'humilité et d'humour pour transmettre leur savoir.


AI : Danse Macabre est un polar écrit par Oivier KERAVAL et Luc MONNERAIS.

Les éditions SIXTO n'existant plus, on ne trouve la bande dessinée que sur internet.

J'ai beaucoup aimé l'ambiance de l'histoire et le fait que Rennes prend beaucoup de place dans le récit :) On reconnaît bien les architectures et les rues de la capitale régionale, mises en valeur par le noir et blanc. 


Il n'y a pas de bande dessinée sans un bon dessinateur !

Luc MONNERAIS est le complice d'Olivier KERAVAL sur la bande dessinée La Jégado et également pour un projet à venir en 2022 sur un célèbre Rennais (mais vous n'en saurez pas plus !).

AI : Comment devient-on dessinateur de bande dessinée ?

Luc : En ce qui me concerne je n'y était pas forcément destiné dans le sens où la peinture et l'illustration ont d'abord eut mes faveurs. Je me suis intéressé à la BD il y a une vingtaine d'années sans prétendre alors éditer. J'avais à l'époque scénarisé et dessiné 50 planches d'une histoire du genre SF et mes visites sur divers salons de BD, carton à dessin en main, ne donnaient rien. Ceci dit, je n'ai jamais lâché la création graphique. J'ai poursuivi en adaptant une nouvelle de Martin Gardner (mathématicien Américain/ texte: L'homme non latéral) en 16 planches et en couleur (toujours sans éditer) et débuter une autre histoire, de SF dont je n'ai réalisé que 19 planches. J'étais alors décidé à renoncer quand une rencontre m'a mis en contact avec les éditions SIXTO (qui n'existent plus aujourd'hui). Jean-Pierre Bathany, fondateur, n'avait pas de scénariste pour moi mais se montrait intéressé par mon dessin. Nous étions en 2009 et j'étais infographiste à plein temps dans une entreprise à Saint-Nazaire. Autour d'un repas à la mi-journée, nous en venons à parler BD et de ma recherche d'un scénariste.
Un collègue alors en mission dans l'entreprise et ami d'Olivier Keraval me donne alors son contact. Il nous suffira ensuite d'une rencontre dans un bar de Rennes pour initier le projet Danse macabre, notre 1ère BD chez SIXTO parue en 2012 que j'ai donc mis trois ans à dessiner. Suivront le double album Arsenic réédité chez LOCUS SOLUS fin 2019 sous le titre La Jegado, simultanément à l'exposition des archives départementales d'Ille et Vilaine "Un bol d'arsenic".

AI : Tu voulais faire quoi comme carrière professionnelle quand tu étais petit ?
Luc : J'ai toujours voulu faire quelque chose en lien avec le dessin. Une carrière de dessinateur BD, ceci dit, est à mon sens si aléatoire aujourd'hui que je ne l'envisage pas comme telle, même si j'ai un statut d'artiste-auteur. Je conçois plutôt ça comme une histoire de rencontre. Lorsqu'on me pose la question "depuis quand dessinez-vous?", je réponds souvent "je n'ai aucun souvenir de ne pas avoir dessiner". Je pense que ça résume bien mon intérêt pour cette discipline.

AI : Qu'est-ce qui t'a plu dans le personnage de la Jégado ?
Luc : Sans aucun doute le profil psychologique; parce qu'il laisse une part de mystère et donc une vraie liberté de création tant scénaristique que graphique. Très peu de représentations de cette femme sont parvenues jusqu'à nous.

A ma connaissance deux dessins de presse et surtout son masque mortuaire conservé au musée de Bretagne. Je m'en suis légèrement inspiré, exagérant largement les traits du visage
jusqu'à la laideur pour lui donner un aspect inquiétant.

AI : Travailler avec Olivier Kéraval, c'est comment ?
Luc : C'est avant tout un échange, c'est aussi un véritable espace de liberté.
Son travail d'écriture est structuré et précis mais j'ai toute latitude
pour découper en images les scènes qu'il me propose, pour choisir certains éléments de décor, voire modifier le lieu choisi d'une scène, proposer aussi certaines répliques à mon sens plus adaptées. Olivier n'est jamais directif parce qu'il est exigeant avec lui-même. Le binôme fonctionne parce qu'il se trouve que mon interprétation imagée de son texte colle à l'univers qu'il a en tête.

AI : Tu es originaire de Rennes ?
Luc : Je suis natif de Lorient. Ville portuaire par excellence, intéressante par sa proximité avec la mer mais moins bien dotée d'un point de vue historique puisque la seconde guerre mondiale n'a rien laissée de "pré-vingtième siècle". C'est toujours dommage ce manque de témoignages du passé urbain.

Aussi, la Jegado m'a donné à chercher dans l'iconographie du 19ème siècle, à reconstituer un peu du Rennes de l'époque, c'est un des aspects captivants du travail de dessinateur quand la petite histoire rencontre la grande.

AI : Ton lien avec Rennes ?

Luc : J'y ai fait mes études supérieures et y suis resté plusieurs années ensuite. Son histoire est intéressante et c'est une ville qui reste à dimension humaine... sans doute plus pour longtemps lorsque l'on songe aux mutations récentes et à venir.
Mais s'agissant du lieu de ma vie étudiante, l'attachement est puissant et les lieux souvent marqués de souvenirs marquants. Déjà dans ma 1ère BD citée plus haut, j'avais imaginé un Rennes un peu futuriste et déambulé dans ses rues pour photographier places et monuments susceptibles d'enrichir ma documentation.

AI : Tes endroits préférés dans Rennes ?
Luc : J'aimais beaucoup "le chat qui pêche" place Saint Germain, café disparu aujourd'hui. La petite place devant l'ancien théâtre de la Parcheminerie, la rue Saint-Georges, le parc des tanneurs. Pas de lieu "préféré" donc. La nouvelle gare est splendide parce que l'intérieur et l'extérieur y sont intimement mêlés. La lumière domine.

 


Notes :

1 - Hervé BEILVAIRE est passionné de littérature et en particulier de bande dessinée et des littératures de l'imaginaire. Son truc, c'est le monde de l'imaginaire. A travers son entreprise, TEMPS DE LIVRES, il écrit des chroniques et fait des entretiens pour découvrir les auteurs-trices.

Vous retrouverez l'intégralité de l'interview d'Olivier KERAVAL sur TEMPS DE LIVRES.

2- Maus, de Art Spiegelman, 1980, prix Pulitzer 1992

3 - Moi, ce que j'aime, c'est les monstres de Emil Ferris, prix du meilleur album/Fauve d'Or Angoulême 2019. 

 

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